On ne détruit que ce qu'on remplace



Daniel Lagache    1982













Relecture








Tant de mots
Tant
Bavant, buvards
Pour absorber la peine et ses traces bleues
Sous les yeux
Et ailleurs d'ailleurs
Où l'idée, c'était toi
C'était toi
Jusqu'au tronc scié de tous mes arbres
Et ma sève mal séchée
Aux tracés de nos sentiers qui auraient dû se croiser
Mais m'ont laissée ici
Serrée
Dans ton idée
Tous ces mots donnés à ma pâture
Pour la sauver, la sauver
Ceux des heures qui grincent
 Ceux qui aidaient à huiler mes cartilages
Enflammés
J'étais
Et j'étais celle
Qui vivait dans une idée
Qui vivait pour oublier
Qu'elle vivait dans une idée
Et la liait entre mes doigts pour démêler
Les fils encore chauds
Autour de ces mouvements coincés
Sous mes ailes repliées
C'est toujours ça
J'en pleure, encore
De ces impossibles plis
Que j'ai pris










 Mai 2017
Revu novembre 2020









Eczéma








L'eczéma m'avoue
Brûlant
Toxique comme une eau-de-vie de contrebande
Un passage  passé en force à travers les vigilances
Je n'ai pas de réponse
Criblant le dos, lacérant le ventre
Le cilice de mes amours déchues
De larges plaintes à vif et la sueur qu'elles pleurent
Chaque nuit, s'échauffant aux insomnies baroques
De l'absence d'une autre peau
Qui veille à définir un peu de la mienne
En parlant doucement
Rien de l' insolence ne résiste à l'abandon des chairs





Juin 2016







Immobilier










Il y aurait eu un jardin potager
Petit, un peu banca
Et des déceptions et des étonnements
Autour des allées
Il y aurait eu des poules, trois
Chacune avec un nom
Et des plumes un peu fades
Elles m'auraient suivie
Comme leur ombre
Je leur aurais appris à lire l'heure
Et à peindre leurs œufs
Il y aurait eu des furies gastronomiques
Des digestions raffinées
Les bruits du soir auraient été amortis par la neige
Il y aurait eu des nuits presque blanches
Saturées d'incrédulité
Souvent
Il y aurait eu ce que j'aurais confié
À ta possibilité
Un écart
Il y aurait eu la certitude
Que tes paroles sur le monde
Allaient apaiser ma fièvre
Que ta distance un peu glacée
M'offrirait les bienfaits d'un purgatif vernal
Quand les effluves toxiques des vilénies m'étouffent







Juin 2016








Rechute







Venu du fond des insomnies
Laissant sur leurs bords
L'odeur des plaines humides
Pourtant
Le trait bien tiré
L'effacement
L'effort méticuleux
Vains
Un coup sur la nuque
Au réveil
Et de ce temps offert
Aux mains avides d'une idée fixe
S'imposant par surprise
Un chagrin encore si vif
Quelque chose d'animal qui se retourne
Une poussée débordante
Un manque absolument nu
 Sur les bords de l'énamourée
La rechute




Juin 2016 
Revu novembre 2020
 
 

Hier








C'est hier depuis dix ans
Le bras des souvenirs enroulés
Autour du cou
Comme si c'était pour toujours
Ca va finir
Ca va passer
C'est hier mais pas demain
C'est hier maintenant
Depuis ce jour qui fût compté
Où j'ai cru au temps
Et à ses effets
Mais
Que voir quand on ignore où regarder ?
C'est toujours hier
Assez mal demain
Pour sauver du piteux toutes ces décennies
Restent seuls
Les chatoiements du grand engouement
Recouvrant
Le temps et ses insignifiances










Juin 2016




Èpluchage






Avec les ongles des heures qui passent
Je pèle ta présence
En ôte les fibres
Bientôt plus que quelques filaments
Accrochés à mes dentrites
Tu ne grésilles plus là où j'ai attendu
Je crois à peine
À cette étrange surdité
L'espace n'est pas vide
Il est muet
Je ne t'entends plus
 L'oubli
Je sais
L'oubli
Comme la rédition des voix






Juin 2016










Retour à la source







Faudra-t-il donc que la nuit soit devenue bien claire
Que les gestes du départ s'enchaînent enfin sans se heurter
Faudra-t-il qu'il n'y ait à retrouver que l'air mentholé des halls
Et leurs ascenseurs rutilants
Je viens vers un pays où j'ai cru perdre ma sève
Lâchée çà et là sur les sols piétinés des escaliers roulants
Un pays où l'homme m'était sombre et dur
Dressé droit contre la question posée à mon destin
L'écrivant sans moi
Et me laissant en déchirer la page
Avec les dents
Je reviens là où j'ai brandi l'inconstance
Comme arme contre l'oubli et l'ennui d'exister
Ma quête d'un appui est devenue légère
Avec elle l'empoignade de l'autre
Le réveil fût interminable
Traçant un trait sur la cacophonie de la cité 
Je ne dessine plus que des profils à main levée







New York moins cinq jours
Décembre 2015







Voeux










Là où nous sommes, ou presque
Dis-moi, m'entendrais-tu si je te tendais l'oreille ?
La tête baissée, la tempe presque au sol, dis-moi
Et ce chemin impossible à tracer
M'aiderais-tu à le contourner
Pour aller vers des lieux inconnus
Et laisser, au creux des pensées brûlantes
Une fontaine ?
Serais-tu l'écho de ma paix malmenée
Celui qui sait qu'il faut se taire 
Et mes questions acides, tendues comme des arcs
Pourrais-je les poser sur ton front ?
Pourrais-tu t'égarer en ma compagnie
Dos à dos et l'un dans l'autre
Pour aimer ce monde autant qu'il nous rejette
L'enlacer, l'encercler dans nos savoirs obscurs
Nous donner l'un à l'autre comme on prend
Nous tenter
Nous trouver dans tout ce qui nous perd ?







Décembre 2015





Bilan





S'est posé au creux de chaque clavicule
Un état
Toléré
Faute d'autre issue
Cohabiter avec une ombre est un sacerdoce
Un travail peu précis parfois
L'espace vibre et j'y grandis
Menée aux possibles de main de maître
La vie bruyante en berne
Attendant
Mais assez discrètement
C'est une médication de la neutralité
Du bon vouloir
J'hiberne
Assez multiple
Assez ouverte au flux
Et sans joie
Dénuée d'effervescence
Atténuée d'exaltation stupéfiante
Pleine à craquer de rudiments
Je vais au front de mes patiences
M'avoue vaincue sans le cacher
De l'ongle
Je dessine sur la couche
Encore un avenir
Sous celui des étreintes.





Décembre 2015







Peau Morte





La lame d'acier de la réalité pèle l'épiderme des songes
Ce qui s'aperçoit est indécis
Mal orienté ce qui avance
Après un si long engourdissement vient l'agitation des questions
Celles qu'on pose au mur qui était devant soi
Revenir dans sa chair est un effort certain, une tâche ingrate
Quand tout laisse penser que la peau a été arrachée pour de bon
Suivant un mouvement discret
Une à une les cellules mortes disparaissent
 Pour de vrai  dépecés les plus forts désirs
Réduits à un frisson léger sur l'avant-bras





Août 2015





 


Fenêtre sur cour








Le fenêtre ouverte laisse s'enfuir ton ombre
Entre les voûtes vibre le son d'autres voix
Les jours se poussent et s'entassent dans les angles de ma mémoire
L'horizon est lisse. Je n'y suis pas

La fenêtre ouverte laisse s'enfuir ton ombre
La succession des tentatives d'accostage
M'amène sur un quai où l'air est encore inerte
L'horizon est vaste. Je m'y poursuis

La brise venue d'ailleurs fait battre les ventaux
Le rythme tendu du silence entre deux systoles
Heurte mes talons qui tremblent
L'horizon est une faille. Je m'y vois

La fenêtre ouverte laisse entrer les bruits lents
Et les retours, et les passages
Les bercements d'autres nuits pleines
L'horizon est doux parfois . Je m'y cherche




Juillet 2015


Profondément





 
Dedans
Le remous s'étend à tout organe
Avec un point d'appui favori
Sur les profondeurs
Le but est clair
Je crois
Mais non la voie
À ignorer qui me trouve quand je me cherche
J'en perds le bord
Les bastingages de l'existence
Derrière qui me précède
Je les dessine et elle me sert
Je veux la serrer sans dessein
Toujours plus chavirée
Par le tangage des causes
  Que sous le surprenant ondoiement des effets
Je ne me perdrai pas plus
A me reprendre debout
Dans les espaces entre mes écarts
De faction dans l'inconnu
Je devance les retards
À plus tard mais quand ?





Juillet 2015
Revu novembre 2020





L'Amour de la Plomberie








Ils sont là, les seuls trucs d'homme que j'aie jamais compris
Des vis à desserrer, des écrous à envelopper
Des tuyaux, des vidanges
Des hourras silencieux et des agacements
Il y en eut des outils à manipuler pour comprendre l'ordre des choses
Des fonctions, des mécanismes
Des pompes, des fosses septiques
Des joints
Des boîtes à fusibles hantées
Des machines à laver à l'agonie
Des télécommandes tombées dans la démence
De la matière à commander
De la matière à domestiquer à coup d'entendement
La panne, l'effondrement soudain
A travers la boule de cristal insondable du célibat
Résoudre les énigmes aurait pu me rendre plus futée
Quelques-uns de mes neurones sont irrémédiablement soudés
A la sensualité des chantiers 
Sans un Darling sagace à mes côtés 
 J'aurais pu me sentir souveraine
Suant sang et eau sous mon bleu
Ma fierté s'est fait visser par des cruciformes sans pitié
L'évier du Dimanche déborde et je rampe
Têtue jusqu'à l'épuisement
Faire, défaire, refaire, redéfaire, rerefaire
Gouttes, encore
La plomberie n'a pas encore rallié la foi de ma boîte à outils.




Juin 2015





Au nom de la Mère






Comme parler, prenant appui sur les couches de nuages
Comme te parler au-dessus de cet Atlantique que j'ai voulu poser
Comme une vitre sans tain sur ma destinée
Ramène avec les épreuves
Par bouffées la vibrance de l'enfance et quelques éclisses de sa joie
Un peu d'insouciance dans la gorge des mères ?
Là où tout de la gravité est aussi ?
Un moment d'accrochage dans le vide des certitudes
Le point de ralliement d'une course sans fin pour te fuir
De retour, voilà où je suis
Et l'apaisement de cette lutte pour m'échapper
Amène au front entre les gouttes de sueur
Les marques solides d'un point d'appui





Juin 2015

Peaux d'Illusions



La voix des rêves continue de vibrer dans le lointain
Au fond de la salle de réception des décisions subites
Ils grouillent depuis toujours, offrant entre deux soupirs
Leur attention, leur dévotion intouchables
Ils ont grandi, se sont approchés les uns des autres
Ils ont bâti des cathédrales transparentes
Ils ont parfois tourné leur dos à la réalité fumante
Puis plus sages, l'ont enveloppée doucement de leur persuasion
Ils ont dû travailler à se tenir en équilibre
Marchant pas à pas à travers des terres rebutantes
Piégés parfois par les étendards clinquants de la croyance
Ils lui ont survécu, obstinément
C'est une cicatrisation longue et éprouvante
Garder sous le scalpel des faits l'étonnante énergie de l'idéal
Après l'avoir pelé comme un fruit, jetant au loin et pour toujours
La peau dégénérée des illusions



Juin 2015






Epinière







La colonne vertébrale des excitations se redresse
Vivant sa propre fiction
Je m'attache à la mienne et la frictionne
Sans plus
Les organes s'expliquent entre eux sans moi
Le futur, le futur
La pièce maîtresse délabrée extraite des accidents
Sans forcer la main des Runes
Humble à souhait sous leur désir obscur
Je veille à la lenteur de mon remue-ménage
M'ausculte les cœurs de plomb, mais l'espoir, l'espoir
Il en va d'une cantilène à écrire sans refrain
Une mélopée fredonnée depuis le fond des âges
Restée, restée obstinément sans aucun son vraiment connu






Juin 2015 








Directive






La marche s'opère le long d'un escarpement sans visible fin
Pas à pas, la main touchant pour s'orienter les messages encodés des rêves
Le vide n'est pas sombre
Je m'obéis au doigt et à l’œil
Programme avec rigueur la réfection
La maîtrise minutieuse du temps
Je prends les échos innombrables du réel à plein bras
Leur donne forme
A la minute près, j'écoute chacun de leur battement
Je laisse au fossé l'allégeance à la peur
Et tente d'entr'ouvrir les rideaux lourds des scènes abandonnées
J'avance dans des soubresauts
Des sorties discrètes
J'avance sur l'emploi du temps de défaites surannées
Avec l'envie comme un point d'eau
De m'asseoir sur les ferries ombragés
Enfin
Repartir vers la respiration du large






Juin 2015


Seconde Peau







Ce sont des épousailles sans cérémonie
Autre que la quête absorbante de l'effusion
La vitalité des mots
Attachés, attachants, archivés, cachés derrière leurs ombres passantes
Me propulse au-delà des fonds sans envergure
Là se plie le sort
Se conjure l'aridité de l'arbitraire
Les fiançailles ont été douces et persistantes
Les greniers emplis à ras bord de nuances imprononçables, lumière, murmure
J'y enfouis les doigts, effleure les échines brutales et fières
Je déclare mon amour sans retenue à des brassées de mots
Mutilées, paraplégiques, haletantes sous l'intensité de mon besoin
Radieuses au soir
Luisant en balises clémentes dans le noir absolu des détresses
Je déclare sans frémir mon amour indomptable
Plus fort qu'aucun jamais
Un amour né dans la première goutte de liquide amniotique
Là où personne ne vint jamais mouiller ses lèvres
Des brassées de mots
Palpitantes, je me nourris de leur moisson immense
Me vautre dans les germes et les possibles mûrs
Généreux, renouvelés, fidèles à l'infini
Sauvez-moi, sauvez-moi !
Sous l'abondance sans retenue des désignations
Présentes depuis toujours, attendant, pénétrant ma vacance
Prêtes à se dévoiler sans décence, me rejoignant
Seule à seule dans notre commune immersion
La fête est inépuisable
Son écho vient napper les gorges encore saignantes
Ouvre sans peine chaque artère où je nage à foison
Écrire me survit
J'y cherche à corps perdu les volumes de ce que j'ignore
Une forme sans borne où sangler le chaos




 
Mai 2015 









Métastases de la Joie




Au tout début, comment savoir ?
Dans d'imprévisibles chutes d'espoir on sentait
On sentait quelque chose de léger s'égarer
On sentait, on sentait
Attribuant aux gris invertébrés des fins d'après-midi
Cet état d'affaissement passager de l'assurance candide
Cette fugace nausée
Puis le syndrome prit en ampleur
S'émancipa jusqu'à briser en éclat le rire
Radieuse, plus beaucoup, peu bouleversée par les fragrances du lilas précoce
Ni par les mirages à caresser le soir, tard
Il est là, le diagnostic
Écrit sur les flancs des embarcadères délabrés
Dans ces tumeurs malignes qui jonchent les sols où l'on a dansé, dansé
Tout en portant le très pur fardeau d'être
L'invasion s'est faite dans un silence de plomb
Quand on oubliait, quand on croyait encore, qu'il n'était pas l'heure
Sous la prolifération de métastases sans état d'âme
Bruissantes
Ayant condamné chaque instant à se perdre dans l'obscurité des termitières
On sait, on sait
Derrière son sourire marmoréen
La Joie est devenue cachectique
Les secousses de l'innocence réduites à un balancement
Bercement dernier des moments flamboyants
Où la gaieté qui palpitait au noyau de chaque cellule
Est maintenant immobile sous le sarcome




Mai 2015





L'Heure



Ç’aurait dû être l'heure, à cette heure, ç'aurait dû
Comme à celle d'avant, pas si lointaine
Il n'y a plus d'heures à venir
L'une après l'autre déjà dissoutes dans l'eau fangeuse des mises à exécution
C'était l'heure avant
Celle où devait s'arracher des paumes humides, dans le confort des tâches enfin closes
Les rejetons des afflictions attachées au poignet comme des chiennes
Enfin, enfin englouties dans les viscères
Enfin l'heure des dégustations lentes et des regards vers les ombres musclées de l'épreuve s'estompant
C'était là, à portée de volonté, un moment de grâce arraché à la constance impavide des  malveillances
De ce qui d'heure en heure prend la courbe peu visible d'un destin
C'était là, et présent comme la ligne d'arrivée brûlante d'une course qui épuisa les décennies passées
Il y avait dans chaque foulée l'idée de sa propre fin
La certitude d'anoblir l'abject et d'en extraire sa magnitude aurifère
C'était l'heure il y a longtemps, et je l'attends encore
Convaincue par les bruits amortis si lointains de la paix et des songes
Qu'à vie est la condamnation à l'enfermement
Muets batailles et efforts, travaux obstinés, croisades pour rejoindre des idéaux surannés,  extraction à l'infini de la patience
N'ont eu comme réverbération
Que le frémissement du salpêtre sur les murs d'une incarcération opaque
D'où ne sourd avec constance qu'une tristesse sans fond
S'égarant elle aussi dans le vide peu bavard des énigmes fatales.





Mai 2015